Je suis un mec trans. Et je suis féministe. J’ai été féministe bien avant de savoir que j’étais un mec. Un jour, il s’est trouvé sur mon chemin personnel que transitionner et parler de moi au masculin était ce qui convenait le mieux. Je ne saurais pas dater ce jour, ni dire si j’ai toujours été comme ça, au fond.
Quand j’ai commencé à m’intéresser de près aux théories féministes, j’ai beaucoup apprécié la mise en avant de la féminité comme une valeur positive, et la découverte du concept de sororité. J’étais une adolescente intello qui s’habillait n’importe comment, et dénigrer les signes extérieurs de féminité avait été pour moi un mécanisme de défense contre le rejet qu’engendrait ma non-conformité. C’était d’autant plus facile et naturel que toute la société véhicule l’idée que ce qui s’apparente au féminin est forcément superficiel et faux. Découvrir la solidarité entre opprimées, la possibilité d’être acceptée, m’a galvanisé et m’a poussé à moi-même mieux accepter les autres.
Aujourd’hui, je ne pense plus être une femme. Cela étant dit, c’est ce que j’ai été ou pensé être pendant plus de 20 ans. J’ai appris à avoir peur, à marcher d’une certaine façon, à prendre une certaine quantité d’espace, une certaine quantité de nourriture. J’ai appris la sororité et la misandrie cathartique.
Alors maintenant je vais vous avouer pourquoi j’écris cet article. Autant ne pas trop tourner autour du pot. Il y a beaucoup de féministes qui pensent que, parce qu’on est un homme trans, on appartient à la classe des hommes, soit une classe de privilégiés, qui opprime la classe des femmes. Et cette idée me pose problème.
D’abord, soyons honnêtes, elle m’a posé problème d’un point de vue personnel. En fait, j’ai eu honte de ne pas être une femme. Je sais que globalement, c’est le fait d’être une femme qui est perçu comme honteux, mais m’étant construit justement en opposition à ce diktat, il m’a été très difficile d’admettre que je ne serais plus jamais une « sœur de ». Ç’avait été la première fois de ma vie que je me sentais appartenir à quelque chose, et cela était construit en partie sur un rejet de la masculinité : puisque les hommes étaient nos oppresseurs, nous n’avions rien à faire avec eux, ni pour eux. Et c’est un principe politique qui se tiendrait selon moi s’il ne s’opérait pas un glissement du rejet du groupe « oppresseurs » vers un rejet de la masculinité en tant que telle.
Je voudrais développer cette idée en m’appuyant sur des concepts malheureusement peu traduisibles en français, dont le manque me semble être en partie responsable du problème que je soulève ici. En anglais, on peut distinguer deux mots qui se traduisent par un seul et même mot en français : il s’agit du mot « masculinité » qui recouvre à la fois le concept de manhood et celui de masculinity. De la même façon, « féminité » traduit à la fois womanhood et femininity. En gros, manhood et womanhood pourraient signifier le fait d’être un homme et le fait d’être une femme. Masculinity et femininity pourraient eux signifier le caractère de ce qui est masculin et le caractère de ce qui est féminin. Il me semble que dans certains contextes on pourrait traduire masculinity par « virilité ». Dans certains discours féministes, on retrouve l’idée que la manhood est responsable du patriarcat donc négative en tant que telle. C’est-à-dire que c’est le fait d’être un homme qui serait répréhensible en soi. Or, il me semble que le problème c’est la situation d’oppression, et non la nature du groupe qui se trouve être oppresseur. Si l’on considère qu’il est dans la nature des hommes d’opprimer, est-ce que cela signifie qu’il est dans la nature des femmes d’être opprimées ? En tout cas, il s’agit pour moi d’une vision essentialiste des choses. Bien sûr l’oppression n’apparaît pas d’elle-même par magie, ce sont les hommes qui la créent, mais ils la créent et la perpétuent par la construction d’une masculinity qui serait forte et supérieure. De la même façon, la femininity est considérée comme faible, inférieure, ridicule, mais elle est ainsi considérée même quand elle est portée par un homme : cela se retrouve dans la follophobie, une forme d’homophobie particulière qui vise les pédés efféminés. Mais cela se retrouve aussi dans la transmisogynie : les personnes trans étant toutes perçues par la société cis comme appartenant à leur genre d’assignation, les femmes trans sont vues comme des hommes qui adoptent des caractères féminins, ce qui est inacceptable car le féminin est inacceptable. Les hommes trans sont vus comme des femmes qui adoptent des caractères masculins, ce qui est moins inacceptable car on comprend que tout un chacun devrait désirer le masculin.
Les gens sont apparemment plus titillés par « un homme qui veut devenir une femme » que par « une femme qui veut devenir un homme ». Le premier cas de figure est scandaleux, le deuxième va de soi : les femmes veulent, évidemment, être des hommes et, évidemment, ne le peuvent pas, un point c’est tout ! C’est à l’aune des privilèges masculins dans notre société. -Pat Califia, Le mouvement transgenre
Maintenant, ce que cela signifie pour moi, à titre à la fois personnel et politique, c’est que l’on peut être un homme sans être un oppresseur. Je sais que dit comme ça, ça peut sonner comme une défense sur le mode « non mais moi je suis un gentil », et je reviendrai là-dessus plus tard. Je voudrais d’abord développer une idée qui me semble très importante, et qui semble souvent inaudible quand on discute de ces choses là. Il s’agit de l’idée que les vécus des hommes trans et des femmes trans ne sont pas symétriques. Je m’explique pour les personnes qui ne baignent pas dans les mêmes milieux que moi : lorsqu’un homme trans évoque sa socialisation de femme ou son statut de non-oppresseur, il arrive souvent que des personnes interprètent ses propos comme sous-entendant que les femmes trans ont ou ont eu une socialisation d’homme et de ce fait un statut plus ou moins privilégié. Pourtant, je considère que dire l’un n’implique absolument pas de dire l’autre. Déjà parce que je ne crois pas que les premières années de la vie de quelqu’un prédestine cette personne à être toujours identique. Ce n’est pas parce que les hommes trans ont eu une expérience de socialisation de femme au début de leur vie que celle-ci est significative politiquement ; c’est parce qu’ils ont eu cette expérience tout court. En terme de vécu, je pense que le statut d’oppriméE est celui qui prend le dessus, quel que soit le moment où on l’a connu, car c’est un vécu traumatique et qui ne peut pas être effacé par un confort retrouvé. De plus, je pense que la misogynie de la société fait que le statut de femme est perçu comme quelque chose dont on ne revient pas. On ne revient pas d’avoir été une femme à un moment de sa vie, car on est définitivement souilléE par la féminité. La figure de la femme est socialement la figure pénétrée, et une fois la virginité « perdue », elle ne peut jamais être retrouvée : le corps pénétré est souillé sans retour possible. A l’inverse, il est très facile de perdre son statut d’homme, puisque la féminité tache autant.
Une classe de bâtards
Finalement, qui est-on politiquement quand on est un mec trans ? A quelle classe appartient-on ? Encore une fois je trouve qu’on opère un glissement quand on met les hommes trans dans la classe des hommes d’un point de vue du patriarcat, car il s’agit de la classe des oppresseurs. Certes nous sommes des hommes, mais sommes-nous les oppresseurs des femmes de la même façon que les hommes cis ? Avons-nous les moyens concrets d’exercer cette oppression ? Avec un cis-passing1 on obtient un certain nombre de privilèges masculins, essentiellement dans l’espace public, mais cela n’empêche pas les gens et les institutions qui nous savent trans de nous considérer comme des non-hommes. Une autre chose qui me dérange dans cette considération c’est au final le passage à la trappe de la transidentité comme facteur d’oppression. Puisque tous les hommes appartiennent à la même classe d’oppresseurs et que toutes les femmes appartiennent à la même classe d’opprimées, les femmes cis sont unilatéralement opprimées par les hommes trans sur l’axe du genre. On en oublie leur privilège cis, qui est abordé uniquement quand on parle spécifiquement de transidentité (autant dire jamais). Selon moi on ne peut pas considérer qu’il y ait deux axes de l’oppression de genre, un axe homme-femme et un axe cis-trans, qui fonctionneraient distinctement. Donc je ne pense pas qu’on puisse se contenter de dire que les hommes trans oppriment les femmes cis en tant qu’hommes et sont opprimés par elles en tant que trans. Il me semble que la réalité est plus complexe et enchevêtrée. Mon identité politique est une identité de mec trans, et cela fonctionne uniquement quand les deux termes sont attachés, je ne suis pas un mec d’un côté et trans de l’autre. D’une façon plus générale, je trouve que cette façon de découper les choses peut invisibiliser les privilèges de certaines femmes straight sur des hommes queer efféminés -d’autant plus quand ils sont trans. D’ailleurs être un pédé trans, ce n’est pas la même chose non plus politiquement que d’être un pédé cis… Enfin tout ça pour dire que la réalité me semble beaucoup plus complexe que la posture « tous les hommes oppriment toutes les femmes unilatéralement et vos gueules ».
Et sur ce « vos gueules » j’en arrive au point suivant que je veux aborder. On dit régulièrement aux non concernéEs par une oppression de la fermer quand on aborde ce sujet. Pourtant, lorsqu’il s’agit de déterminer la place politique des hommes trans on nous donne assez peu la parole (oui c’est un euphémisme). Que ce soit pour faire de nous des oppresseurs qui n’ont tout simplement pas voie au chapitre ou nous considérer comme de gentils agneaux tous doux, il semblerait que les femmes soient les plus à même de porter ce « débat ». Le problème, c’est que cela est symptomatique de la façon dont la société traite généralement les hommes trans. Si l’on regarde la place que nous avons dans les médias, quand elle existe, il s’agit d’une image soit sexualisée portée par des mannequins à poil, soit d’une infantilisation désexualisante. Dans tous les cas, c’est toujours notre image et jamais notre parole qui est mise en avant. Si les hommes cis doivent la fermer quand on parle féminisme, c’est parce qu’ils ont la parole partout ailleurs dans la société. Or, ce n’est pas le cas des hommes trans. Si on nous refuse la parole aussi dans les espaces queer féministes, où l’avons-nous ? Et quand je dis « la parole », je parle d’une parole qui vise à exposer les spécificités de nos vécus, nos positions sur la masculinité, la transphobie… et pas une parole uniquement sur des sujets généralistes. Pas non plus une parole qui reste entre nous.
Au final, la seule existence des hommes trans dans les échanges concernant le féminisme, c’est quand il s’agit de décider si nous sommes des oppresseurs. C’est un débat qui est évidemment toujours amené par des personnes qui ne sont pas des hommes trans, et qui nous met dans une situation de devoir nous défendre. Donc les mecs trans sont uniquement visibles dans le débat politique quand ils défendent leur propre position. Quelle image ça grave dans les esprits ? On dirait que les mecs trans sont sur la défensive, qu’ils font du « not all men »2, donc c’est bien la preuve qu’ils sont comme les mecs cis ! Pourtant, c’est logique de nous retrouver dans cette position si nous sommes suspects a priori, et que la seule option qui est disponible pour nous est d’accepter ou de contester une opinion venant de l’extérieur, selon laquelle pour certaines nous sommes tout simplement des oppresseurs, pour d’autres pas. Au final, peu importe que l’issue du « débat » soit de dire que nous sommes des oppresseurs ou non. Le problème c’est l’existence même de cette discussion portée par des personnes qui ne sont pas nous et ne connaissent pas nos vécus. Encore une fois, nous ne sommes pas des hommes cis. Nous vivons une oppression de genre et nous avons des choses à en dire. Quand nous expliquons que non, nous ne sommes pas des oppresseurs ou des privilégiés au même titre que les hommes cis, il ne s’agit pas de venir chouiner qu’on est gentils. Nous savons bien que ce n’est pas une question d’être gentil ou pas. Il s’agit simplement de rappeler une réalité politique. Cela n’empêche pas l’existence de mecs trans violents ou misogynes. Seulement, notre classe de genre, celle des hommes trans, n’est pas fondée sur la misogynie.
Donc, on nous impose ce sujet de discussion qui pour la plupart d’entre nous n’en est pas un. Et si beaucoup d’hommes trans s’en tamponnent du féminisme, il en est de même pour beaucoup de femmes. Mais les hommes trans qui sont présents dans les espaces féministes où ces discussions ont lieu aimeraient certainement avancer un peu et parler d’autre chose plutôt que de perpétuellement avoir à se justifier sans être vraiment écoutés.
Maintenant, je sais que les meufs trans sont aussi assez généralement considérées comme des personnes qui ne peuvent pas être sujettes du féminisme, et qu’elles doivent se justifier sur le fait qu’elles sont bel et bien opprimées. Cela étant dit, je ne veux pas entrer dans une rivalité entre mecs trans et meufs trans pour déterminer qui est le plus opprimé et qui est le plus féministe. Je suis assez agacé quand aborder le sujet de la transmisogynie devient une occasion de plus de tacler les mecs trans, comme si elle était de notre seul fait. Il semblerait que puisque nous ne subissons pas la transmisogynie, nous devons en être coupables. Seulement, vous savez qui d’autre ne la subit pas ? Les personnes cis. Et je suis assez consterné et attristé de voir qu’une fois de plus elles s’en sortent à bon compte, puisque tant que nous sommes occupéEs à nous déchirer entre nous, nous ne prêtons pas attention aux personnes cis et à l’oppression qu’elles exercent sur nous. Et nous ne prêtons pas attention aux conditions concrètes qui déterminent nos existences, nos difficultés… chaque personne trans a un vécu différent de la transphobie et du sexisme en fonction de multiples facteurs qui ne peuvent pas se résumer au fait d’être un homme ou une femme. Mais une chose est certaine, nous avons tous le même intérêt à lutter contre cette transphobie et ce sexisme.
- 1
- Le cis-passing est le fait pour une femme trans d’être perçue physiquement comme une femme cis, et pour un homme trans comme un homme cis.↩
- 2
- Quand on parle d’une oppression systémique, on voit souvent des personnes appartenant au groupe oppresseur individualiser le discours en faisant comme si on parlait d’eux personnellement. Cela se traduit souvent quand on parle de violences sexistes par le fait de dire que « tous les hommes ne sont pas comme ça », alors que ce n’est pas la question. Quand on parle de faire du « not all men », soit « pas tous les hommes », il s’agit de désigner cette rhétorique.↩
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